Antoine Espinasseau "Au public"


Antoine Espinasseau (1986, Challans, FR). Vit et travaille à Bruxelles.


Présenté au Consortium en 2014, le travail d'Antoine Espinasseau fait l'objet d'une nouvelle exposition à L'Atheneum, sur le Campus Universitaire à Dijon, du 16 septembre au 23 octobre 2020.


Scénographie du décentrement

C’est un épouvantail seul debout dans une foule d’assis invisibles. Le spectacle se joue dans les gradins, la scène étant laissée aux spectateurs eux-mêmes. Comme presque toujours chez Antoine Espinasseau, l’environnement — ou ce qu’il appelle volontiers les circonstances — font oeuvre au même titre que les objets, et avec eux. L’artiste expose moins des pièces qu’il n’orchestre des scénographies, lesquelles déjouent bien souvent nos attentes et habitudes les plus élémentaires. 

Je perçois Au public comme un dispositif dormant qui s’activerait à l’arrivée de chaque visiteur. Là où mes yeux, spontanément, cherchent l’oeuvre, ils rencontrent le vide (ou bien un public) ; et instantanément l’espace se reconfigure autour de cet étonnement. Le centre anticipé — celui que forme, dans nos horizons d’attente, la conjonction habituelle du spectacle et de la scène — n’y est pas, n’y est plus, et dans cette disparition l’environnement cesse d’être un simple contour pour redevenir un milieu : un monde plus riche et moins binaire, qui se force à nouveau un passage au premier plan de notre conscience. 

C’est une première déstabilisation, simple et discrète, mais néanmoins efficiente dans la discipline de l’attention que d’emblée elle engage. Ce qu’il y a à voir ne nous est pas immédiatement servi, et ce délai ouvre un temps de potentialités multiples en même temps qu’il encourage un geste consistant à rediriger ailleurs ses regards. 

L’épouvantail que l’on découvre alors, dressé où se tient normalement un public, prolonge la secousse plutôt qu’il n’y met fin. Vertical comme nous, mais presque deux fois plus grand, il est peut-être un reflet altéré de nous-mêmes (ce qui viendrait confirmer le goût de l’artiste pour les miroirs déformants). 

Sans doute parce qu’elle a le pouvoir de réfléchir surtout mes propres préoccupations, je vois dans cette sculpture tressée où le noeud remplace la surface, qui a renoncé à se concevoir comme un isolat autonome et imperméable pour exhiber sa porosité et qui, tout en ayant déserté le centre demeure indissociable d’un territoire qui est sa raison d’être — je vois une image non déformante mais correctrice. Un homme (ou une femme) de paille qui échappe aux représentations mythiques forgées par l’humanisme moderne (l’homme est cet individu hétérogène et extérieur au monde de la « nature » dont il est séparé et qu’il a relégué en arrière plan et à la périphérie —- tel l’homme de Vitruve à l’abri dans son cercle, centre et mesure de toutes choses) et lui oppose la figuration d’un sujet humain plus relationnel, plus écologique, un sujet humain post-humaniste.

À moins qu’il y ait un piège, et que comme dans la série photographique de l’artiste précisément intitulée Miroirs, celui que nous tend cet épouvantail fonctionne non comme un objet destiné à nous renvoyer complaisamment une image de nous-mêmes mais comme une surface réfléchissante oblique, guidant dans une autre direction le regard et désignant pour nous des sites d’attention alternatifs. Car un épouvantail n’existe pas pour nous mais pour d’autres : corneilles, pigeons, pies, vanneaux, merles, étourneaux, moineaux, corbeaux freux, grives, fauvettes, pinsons, geais… Peuple aviaire absent mais signalé, présence invisible dont cet épouvantail n’est peut-être que le contour tangible. En convoquant cet autre public, ces destinataires alien, la sculpture ouvre alors une ligne de fuite qui empêche la scénographie de se calcifier à nouveau et propose une échappée hors de tout face-à-face égo-anthropocentrique dans lequel l’humain ne se parle jamais qu’à lui-même. Le dispositif prend une inflexion quelque peu vexatoire, dans l’indifférence de cette figure à notre égard. Il y a là un léger outrage, discret et poli, adressé à l’humanité du spectateur. Mais aussi, et cela compte, une invitation à nourrir des égards envers d’autres que nous-mêmes. 

Dans la Poétique d’Aristote, texte fondateur du théâtre occidental, la représentation théâtrale est définie comme mimesis praxeos : imitation des actions humaines. Cela fait ainsi des millénaires que nous concevons nos agissements, notre agitation et nos existences comme le clou du spectacle, et que nous reléguons le reste du monde et des existants au rang de simple décor ou de public silencieux. Dans cette salle de spectacle — c’est-à-dire dans un lieu qui, par son aménagement et son architecture, semble avoir réglé une fois pour toutes la question de ce qui mérite d’être regardé — Antoine Espinasseau inverse les rôles et subvertit ce partage. 

En deçà du politique et ailleurs que dans le récit de soi, il esquisse un geste néanmoins éthique : celui du décentrement. 

Marie Cazaban Mazerolles