César
Refaire des choses nouvelles

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Le Consortium
César, "Refaire des choses nouvelles", Le Consortium, 1998.
César, "Refaire des choses nouvelles", Le Consortium, 1998.
César, "Refaire des choses nouvelles", Le Consortium, 1998.

César (César Baldaccini) est né en 1921 à Marseille, mort en 1998 à Paris


Et Duchamp est absolument hors de question 1.

C’est la vie : on peut avoir envie d’un lifting à quarante ans. C’est justement pour leur quarantième anniversaire que César a décidé de « refaire la peau » à ses compressions, formes qu’il a inventées et dont il a su garder en première main la gestion d’une popularité inattendue.

Pour ceux qui ont manqué le début : César travaille aux Compressions dès 1959. Il comprime toutes sortes de choses, et comme il l’explique à Catherine Francblin2 , c’est de la rencontre avec une presse hydraulique chez un ferrailleur de Genevilliers que naissent les grandes compressions intitulées Trois Tonnes qu’il présente au Salon de Mai en 1960. « C’a été le coup de foudre. Tout de suite j’ai eu envie de l’utiliser. D’abord je m’en suis servi d’une manière brute, si j’ose dire. La presse allait au devant de mes souhaits, elle se saisissait du matériau, le broyait et le transformait en d’énormes balles calibrées d’un poids variable; j’étais anéanti devant cette machine qui transformait des voitures en paquets de ferraille de plus d’une tonne. » Dès l’année suivante, il apprend à « diriger » ces compressions : « Ne me mettez que des pare-chocs, que des capots, que des ailes. Mettez-moi une voiture noire, deux capots rouges, douze pare-chocs3 . »Le feuilleton des compressions connaîtra divers rebondissements jusqu’à aujourd’hui : des Compressions de Plexiglas de 1971 aux Compressions plates de voitures Peugeot en 1986, dont me parle un jour Pierre Restany autour d’un steak haché et d’un Rösti, (versions alimentaires des Compressions), comme de « formidables crèpes ». Ce « feuilleton est d’ailleurs l’une des rares « série culte » de l’histoire de l’art de la seconde moitié du XXème siècle avec les Marylin de Warhol et les Clowns de Bernard Buffet. Et avant tout une véritable série « populaire », une dimension que n’auront jamais les sculptures plates de Carl Andre. Daniel Buren le sait mieux que quiconque : la popularité (qu’elle soit facteur d’adoration ou de mépris) ne se gagne jamais vraiment grâce aux qualités artistiques d’un travail : César en fera l’expérience tandis qu’en 1976 il donnera son nom, et la forme de ses Compressions, aux prix annuels du cinéma français.

Toujours est-il qu’aujourd’hui, les Compressions de César sont une forme que n’importe qui peut visualiser à son simple énoncé (comme la Tour Eiffel), sans pour autant appréhender les subtilités d’une évolution stylistique qui, dans ce cas précis, s’avère être d’une parfaite sophistication. A tel point d’ailleurs que leur exemple vient immédiatement à l’esprit — pour de bonnes ou de mauvaises raisons — tant en face de la Giulietta de Bertrand Lavier que des Make Up Sculptures de Sylvie Fleury : des cabriolets écrasés repeints aux couleurs d’une gamme de vernis à ongles.

Plus que « liftées » en vérité, les Compressions auxquelles César nous invite aujourd’hui sont maquillées. Après mise en forme, César les a en effet renvoyées dans la chambre de peinture des usines Fiat, où la couleur uniformément vaporisée sur les accidents de la tôle froissée enregistre et entérine leur statut nouveau d’objet autonome et singulier. Le choix particulièrement circonstancié de peintures métallisées leur confère un caractère glitter derrière lequel le spectateur attentif aura reconnu la très fine observation de l’époque et de ses codes à laquelle l’artiste se livre. « Refaire des choses nouvelles » s’entend aussi comme une critique de la production adaptée au champ de l’art, critique dont la formulation coïncide  c’est là tout le talent avec la proposition plastiquement juste plus que d’une évolution, d’un rebond. Puisque la nouveauté serait un moteur, comme le répète Ben jusque dans les programmes télévisés cryptés, César y fait une molle concession, repassant une couche scintillante sur des formes anciennes. Là où un Félix Gonzalez-Torres remplit les formes minimales historicisées de récits intimes ou politiques (série des Stacks, portraits en miroirs) ou revisite le Scatter (série des bonbons), là où Liam Gillick puise dans un répertoire formel générique de l’art des années soixante-dix des modèles de structures comme support à un récit en construction (série des Discussion Platforms et Discussion Screens), César réinvestit les formes qu’il a lui-même inventées, les requalifie d’une simple remise à neuf. César a toujours déclaré ne pas être tant intéressé par l’origine sociale de son matériau que par sa nature. En d’autres termes : il compresse moins des voitures que de la ferraille, ce qui coupe court à toute aventure sur le terrain post-duchampien. Paradoxalement, c’est en utilisant aujourd’hui un procédé de peinture qui relie cette ferraille à son statut d’automobile qu’il affranchit définitivement ses sculptures de la filiation Duchampienne qu’il attaque à l’envers :  au « ready-made« , César oppose le « made ready« , « rendu prêt » à nouveau, en utilisant les armes de l’époque, « relookant » le défraîchi, donnant à la fois l’illusion et le change..

Autre caractéristique, comme le souligna Pierre Restany, ces Compressions sont réalisées en écrasant moins la matière, comme si César s’était lassé d’un rapport de force qui tenait du pétrissement pour approcher un lien proche de la caresse. Plus aérées, elles exhibent les froissements subtils de leurs intestins et dessinent très distinctement des plis comparables à ceux de la robe de la Sainte-Thérèse du Bernin.

Elles semblent s’ouvrir, se gonfler comme des cages thoraciques, montrer enfin leur respiration, gros poumons de métal parallélépipédiques dont la membrane externe luit discrètement de reflets argentés.

Comme bien des artistes plus jeunes le feront ensuite (Angela Bulloch avec ses Light Pieces par exemple), César n’a pas limité, on l’aura compris, les Compressions à une période balisée. C’est un modèle qu’il convoque régulièrement, tout comme les Expansions, il y a longtemps découpées puis distribuées aux spectateurs dans un geste qui préfigure bien des travaux actuels, et dont il réalisa en 1996 à Cluny de brillantes versions aux tons acidulés, déjouant une fois encore la notion de chronologie pour imposer les termes d’un épuisement : celui d’une forme, d’un procédé, d’une identité. En exposant l’année dernière ces Expansions au Centre National d’Art Contemporain Le Magasin à Grenoble dans l’exposition « Dramatically Different », dans une salle où elles formaient un ensemble avec des Fuséesde Sylvie Fleury et des peintures circulaires de Ugo Rondinone, j’ai pu vérifier que, outre leur qualité sculpturale intrinsèque (qui d’ailleurs aurait bien suffit) elles s’augmentaient des dimensions évoquées plus haut : leur dimension populaire, leur caractère icônique, leur vocation à être répétées dans le temps. L’exposition des nouvelles Compressions à Dijon s’intitule « Refaire des Choses Nouvelles (2) », comme l’exposition de Cluny s’appelait déjà « Refaire des choses nouvelles ». Difficile de ne pas penser au Séminaire XX de Lacan, qu’il intitule « Encore » en précisant « Sous ce titre d’Encore, je n’étais pas sûr, je l’avoue, d’être toujours dans le champ que j’ai déblayé pendant vingt ans, puisque ce que ça disait, c’est que ça pouvait durer encore longtemps. » Il ajoute plus loin :  » Ce qu’il y a d’admirable, c’est que personne n’a jamais douté que je continuerais. Que je fasse cette remarque en pose pourtant la question. Il se pourrait après tout qu’à l’encore j’adjoigne un c’est assez4.

— Eric Troncy

1 Le titre emprunte à la déclaration de César : « Les compressions, elles, n’ont rien à voir avec le Nouveau Réalisme, ni avec Dada, et Duchamp est absolument hors de question », dans un entretien avec Rainer Michael Mason, dans le catalogue de l’exposition César, Musée d’Art et d’Histoire/Musée Rath, Genève, 1976.

2 Catherine Francblin, Les Nouveaux Réalistes, éditions du Regard, Paris 1997.

3 cité par Catherine Francblin, ibid.

4 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, « Encore », éditions du Seuil, collection Champs Freudien, Paris, 1975.