Niele Toroni
Lasciatemi Divertire

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Le Consortium
Niele Toroni, exhibition view "Lasciatemi Divertire", Le Consortium, 1982
Niele Toroni, exhibition view "Lasciatemi Divertire", Le Consortium, 1982
Niele Toroni, exhibition view "Lasciatemi Divertire", Le Consortium, 1982

Niel Toroni (1937, Muralto, Suisse)


En 1982, pour son exposition rue Saumaise (adresse du futur "Consortium" NDLR), Niele Toroni concevait une affiche qui reproduisait le motif agrandi d’un sept de carreau et laissait lire : Lasciatemi divertire. Quant à l’exposition elle-même, elle offrait à voir une pièce aux quatre murs couverts (du sol au plafond, poutre centrale comprise) d’un réseau d’empreintes de pinceau n° 50 de couleur rouge. La logique de la relation à l’espace semblait ici poussée jusqu’à l’extrême du « all over » moderniste (y compris avec son potentiel d’expansion hors champ) ; au point d’évoquer par retournement la tradition du grand décor pariétal. Le tout comme pour tester dans ses limites ce qui se résumait à une règle du jeu.

En 1987, le musée de Grenoble et la Villa Arson publiaient un important catalogue à l’occasion des expositions qu’elles consacraient à cet artiste. Eric Colliard, Franck Gautherot et moi-même y co-signions un texte intitulé : « Pique maître, atout et dix de der ». Contribution où, signe d’un autre rapport aux priorités et six ans après Mise en pièces, mise en place, mise au point, il n’est nullement question du rapport à l’espace. Et analyse où, en lieu et place, s’accumulent nombre de références à l’histoire de la peinture, au gré d’un inventaire des enjeux que dévoile la présence de la carte à jouer dans le tableau (et ce en parallèle avec ceux que met en avant le travail de Toroni) :

Bousculant l’illusion, trahissant la tricherie, lorsque mystification et démystification battent les cartes, le jeu dans la peinture est bel et bien récréation. Une approche certes orientée où on retiendra le reflet des parties truquées, de préférence au constat familier d’un Le Nain ou d’un Paul Cézanne. Simple question d’interprétation là encore, et choix plus explicite si l’on veut bien se souvenir de l’engagement anti-illusionniste de Niele Toroni : par définition, l’illusion n’étant d’ailleurs qu’une interprétation fallacieuse de ce que l’on perçoit.

Et de commencer avec les Tricheurs. Ceux de Valentin, La Tour, Manfredi, Baburen, Terbrugghen et bien évidemment le prototype du Caravage chez qui le sujet est traité en parallèle à l’iconographie de la bonne aventure :

Chez Le Caravage, pareille thématique morale ne doit rien aux croisades moralisatrices de la Contre- Réforme, mais s’inscrit plutôt au cœur du combat pour la peinture vraie qu’il livre contre ceux qui lui reprochaient la « vulgarité » des paysans de la Madone aux pèlerins (« un homme aux pieds fangeux et une femme à la coiffure sale et déchirée » rapportait Baglione en 1642). Et André Chastel d’en rappeler clairement les données : « Aucun doute sur le sens de la polémique que le jeune Caravage et ses amis menaient dans les tavernes à Rome contre les peintres distingués comme le chevalier d’Arpin. Elle avait une double face, l’une morale : il s’agissait de bouleverser l’éthos conventionnel de la peinture, de saisir et d’affirmer quelque chose qui avait été dédaigné et qui est peut-être un certain sentiment de la religion et de la vie. Mais d’autre part, cette affirmation naturaliste comportait une dilatation des droits de la peinture et la faisait régner sur tout ce que l’œil veut bien considérer comme objet. Deux siècles avant Édouard Manet, on a déjà cette insistance sur le visible qui devient peinture ».

Avec Niele Toroni, les termes de la confrontation ont peu changé (religion mise à part heureusement), mais cette fois la coïncidence entre visible et peinture est totale, hors de tout système de célébration idéaliste de la visualité pure : ou comment constater de visu que « c’est de la peinture » où pourtant, comme chacun sait, il y a souvent moins à voir qu’à manger.

Et d’en venir, pour le Siècle d’Or, aux Allégories de la vue (Jan Brueghel/Pierre-Paul Rubens) et autres natures mortes des Cinq sens (Linard, Stoskopf, Baugin) où cartes et argent symbolisent le toucher :

Et du toucher à l’empreinte, de l’organique (le geste) au mécanique (la facture) dirait Benjamin Buchloh, il n’y a qu’une main, celle qui permet à l’artiste de garder l’initiative. A l’intérieur d’une telle approche matérialiste, l’empreinte n’est pas chez Toroni entité générique mais réalité naturelle et multiple, l’empreinte est une. Ainsi grâce au recoupement de ses caractères, iconique et instrumental, elle a su garantir le franchissement d’une étape décisive sur la voie d’une compréhension dialectique des enjeux de l’activité picturale, vis-à-vis de sa propre histoire comme au sein de l’environnement productif.

Pour continuer et finir avec les exercices de trompe-l’œil aux images du XVIIIe siècle (Gaspard, Griesly, Valette, Penot et Doncre) et les expériences des artistes cubistes en passe d’abandonner l’analyse pour la reconstruction synthétique :

Deux états différents : d’une part une situation de démonstration (et simultanément d’interrogation) du pouvoir illusionniste avec, en contrepoint dans l’exemple retenu, l’irruption – dans le processus même de création du leurre (le trompe-l’œil) – des réalités matérielles privées (déjà présentes dans le Caravagisme) ; d’autre part l’amorce d’une réponse au nécessaire dépassement de l’apparence et des résidus perspectivistes, à travers l’intégration (et non plus la transposition) du réel propre aux collages cubistes. Figure basse (un cinq ou un sept), parmi le bric-à-brac d’un dessinateur décrit à l’intérieur du faux cadre vermoulu du Porte-lettres peint par Dominique Doncre en 1785 (Musée d’Arras), la carte de cœur, au même titre que les besicles au verre cassé, aide ici à formuler l’état de pauvreté du supposé propriétaire. Toutefois, en plaçant dans le porte-lettres l’image d’un homme élégant et fier (une gravure où son propre portrait en médaillon se voit accompagné de la devise « ego sum pictor »), Doncre dévoile l’identité de son possesseur et surtout traduit le défi relevé par le peintre. Défi face à la réalité du monde qu’il se sait capable d’imiter, autre forme du don de voyance chez ce peintre en butte aux difficultés matérielles de l’existence. (…) Là aussi, en glissant sous le cadre feint, carte et billet portant l’inscription « Doncre pinxit, 1785 », le peintre esquisse le démontage du mécanisme fictionnel, fissurant l’effet d’escamotage et atténuant la portée thuriféraire du tour de force. Pourtant, dans le trompe-l’œil (comme pour un tour de cartes), en même temps qu’elle signale le jeu, ses manipulations et ses risques d’imposture, mieux que les autres objets, la carte participe activement de la supercherie (car prévenir, c’est faire admirer l’exploit, dans un cas comme dans l’autre). Parallèlement, au croisement des modes de production picturaux et autres, la part gratuite du jeu pictural semble donc s’échouer sur l’incontournable pression des contingences extérieures. Celles que Niele Toroni et Daniel Buren chercheront à prendre en compte avec l’inscription précise du travail dans son contexte d’accueil. Un déplacement évident de l’individu au travail, concernant l’appréhension et la maîtrise des assujettissements extérieurs. La distinction entre peinture et peintre, entreprise de sécularisation raisonnée après l’amalgame romantique qu’annonçait l’inquiétude de Doncre, étant grandement redevable à la conquête utopique de l’autonomie conduite par le mouvement moderne après Édouard Manet : une libération dont le cubisme intégriste sera tout à la fois une importante étape et l’occasion d’une ultime dérobade devant l’abstraction. Entre 1911 et 1915, Pablo Picasso et Georges Braque abattent as sur as. Sans jamais se servir directement d’une vraie carte dans des papiers collés dont les compositions restent centripètes et fortement hiérarchisées.

Avec « L’échiquier, les modernes et la quatrième dimension », un article paru en 1978 dans la Revue de l’Art, Jean Clair (…) porte principalement l’accent sur le leitmotiv du damier. (…) Rien à redire, mais même régulée la distribution ne sera pas égale, quatrième dimension ou pas. Même dans les Compositions dans le damier de 1919 chez Piet Mondrian, les groupes de couleurs restent inégaux. En élisant l’as au lieu du cinq et du dix, le cubisme ne pouvait prétendre induire un schéma non hiérarchisé.

Xavier Douroux