David Hominal
David Hominal

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Consortium Museum
Curated by Stéphanie Moisdon
David Hominal, 2016-2017, exhibition view - Photo © André Morin for Le Consortium
David Hominal, 2016-2017, exhibition view - Photo © André Morin for Le Consortium
David Hominal, 2016-2017, exhibition view - Photo © André Morin for Le Consortium
David Hominal, 2016-2017, exhibition view - Photo © André Morin for Le Consortium
David Hominal, 2016-2017, exhibition view - Photo © André Morin for Le Consortium
David Hominal, 2016-2017, exhibition view - Photo © André Morin for Le Consortium
David Hominal, 2016-2017, exhibition view - Photo © André Morin for Le Consortium
David Hominal, 2016-2017, exhibition view - Photo © André Morin for Le Consortium
David Hominal, 2016-2017, exhibition view - Photo © André Morin for Le Consortium
David Hominal, 2016-2017, exhibition view - Photo © André Morin for Le Consortium

David Hominal ( 1976, Evian, France)


Reprenons à notre compte, et à notre manière, l’antique argument
 de Simonide de Céos, cité par Plutarque, selon lequel la poésie serait une peinture parlante et la peinture une poésie muette[1]. Ou encore les mots de Marcel Broodthaers : « Qu’est-ce que la peinture? Eh bien, c’est la littérature. Qu’est-ce que la littérature alors? Eh bien, c’est la peinture »[2].

Prenons pour acquis que nous aurions dépassé la question de la peinture : ce qu’elle est, ce qu’elle vaut, ce qu’elle promet. Admettons aussi que nous devons maintenant nous confronter à des formes d’art qui ne sont plus bordées par les limites du style, de la technique, des mouvements, où la peinture tient pourtant toujours son rang, au même titre que d’autres formes. Et que le chaos, ce tumulte des lignes que l’abstraction tentait de contenir, est ici, plus que jamais, la condition de l’art, de son aventure.

L’œuvre de David Hominal se tient au beau milieu de ce tumulte contemporain, ne révèle ni ne dissimule aucune partie cachée. Elle se tient là, dans toute la crudité de son apparence. Pas de second degré, de faux plancher, d’illusion ou de tromperie. Sa peinture n’exprime
que ce qu’elle offre à voir, mettant en déroute les entreprises aussi lassantes que nombreuses d’éclaircissement et de dévoilement.

D’autres avant lui, exaltés, maniaques ou ironiques, se sont chargés d’un travail de sape ou de deuil : enterrer la mélancolie, en finir avec les idéologies, avec la production industrielle, diagnostiquer la mort de l’auteur, décapiter les héros. Une fois finie cette envie d’en finir, il reste à une nouvelle génération d’artistes à se poser la question de
ce qui est encore possible, ce que « nous » voulons, ce que nous pouvons encore faire, sans préjuger du passé et encore moins du présent.

Il reste à l’artiste d’aujourd’hui, même et surtout quand il se juge inactuel, à instaurer un code pictural. C’est-à-dire un code interne à 
la peinture, idéalement binaire. C’est là que se situe l’évidence des dernières séries de peintures de David Hominal, qui rejoint le programme de Piet Mondrian : l’horizontal et le vertical, et c’est tout.

À savoir, que le tableau cesse d’avoir l’air de représenter quelque chose, parce que sa tâche est tout à fait autre : opérer une division de sa propre surface. D’où les croix, les rectangles, les lignes, les divisions obliques. Un code pictural qui ne serait pas la simple application d’un système géométrique, mais qui opère lui-même une division de sa propre surface en rapport avec la division architecturale, avec celle de chaque mur, de chaque fenêtre, quand le tableau n’appartient plus qu’au mur, qu’à la fenêtre.

Et c’était bien là l’idée de Mondrian : une peinture qui trouve sa raison d’être dans la mesure, qui ne conjure pas le chaos mais l’affronte au plus près, pour en faire surgir une espèce d’ordre moderne possible. Pour y percevoir une vie intérieure devenue vide, et être au plus près du tumulte matériel et moléculaire, se donnant une chance de saisir le germe et le rythme, un ordre moderne qui serait un code de la vie.

L’expérience picturale chez David Hominal vient frôler cette aventure à la fois abstraite, expressionniste, figurale, n’évitant aucun de ces dangers. Le regard accompagne la ligne en dehors de la peinture. La ligne continue ailleurs, dans la musique, dans les textes parlés,
dans les objets éclatés, dans les mouvements révolutionnaires de L’Après-midi d’un faune (2010), le film unique et déchaîné de la répétition, que l’artiste réalise durant plusieurs années, en différents lieux. Il y a bien de l’abstrait dans cette vidéo, une ligne sans début ni fin qui 
ne trouve pas de contours. Mais une abstraction douée d’une vitalité intense, ni organique, ni géométrique. David Hominal saisit là ce qui passe « entre » les choses, le mouvement de l’air, ce monde sans contours, 
entre la lumière et l’ombre, ce moment essentiel où la main libérée de l’œil est comme animée d’une volonté étrangère, dont l’œil n’arrive plus à saisir la règle, une ligne de main qui ne trouve pas de repos. Il entame 
à ce moment une relation tactile avec le sol, une danse frénétique avec
le code binaire de l’horizontal et du vertical.

Comme Marcel Broodthaers avant lui, à qui il a souvent fait référence, David Hominal refuse à l’art tout pouvoir de conciliation ou de réconciliation, répondant par l’accumulation de mots ou de moules, laissant irrésolues
et indécidables les oppositions du haut et du bas, du majeur et du mineur, toutes ces limites entre la littérature, la peinture et l’image qui structurent encore aujourd’hui la pensée. Loin des pieux commentaires, attribuant
à sa démarche une fonction politique ou critique, il refuse la délivrance d’un message clair, sous peine de se brûler à l’artifice de ces manipulations du sens et de la morale. Aux œuvres du début, qui pouvaient évoquer les signes de la guerre ou du pouvoir, se sont substituées des formes silencieuses, hors références et sans titres.

Pour élaborer ce code interne à la peinture, David Hominal se fonde sur la structure et le langage, une partition qui constitue sa part poétique, rythmique, sonore. Mais l’inclusion du signe ou de l’écriture
 ne se résout jamais à un énoncé, ne tombe pas dans le piège de l’analogie et de la signification. Le signe est là, en l’état, se fait voir sans rien exprimer d’autre. Il n’est pas un supplément. Ses peintures n’inventent rien que l’on ne sache déjà, n’expriment rien, ni les sentiments, ni les ressorts tactiques, ni les décisions, pourtant nombreuses et précises, qui ont déterminé leur réalisation.

Il y a chez lui une oscillation constante entre l’hommage et
le démontage, le trop et le trop peu, entre l’évacuation (des sources, des contextes), et l’appropriation (des sensations, des intensités), d’où naissent des formes nues.

Quand il continue, à sa manière, différentes traditions, celle du paysage romantique de Caspar David Friedrich, de l’expressionnisme fantastique de James Ensor, quand il pense à Willem de Kooning et à ses natures mortes, c’est essentiellement sur leur versant expérimental.
 S’il investit des domaines aussi divergents que ceux de l’histoire de l’art, de la poésie soufi, du slam, de la danse, de l’écriture automatique, c’est toujours pour de bonnes et de mauvaises raisons. Il les utilise, les uns contre et avec les autres, comme autant de points de vue, de points
de fuite sur le monde, jamais comme des systèmes de valeur spécifiques. Loin de se revendiquer d’un seul héritage ou d’un quelconque enseignement, sa démarche est avant tout physique et chimique. Ce sont les effets de la peinture qui l’intéressent et non leurs prétendues causes. Il est attentif à ce qui survient, il n’a pas de programme à vérifier. Il est en attente de je-ne-sais-quoi. Quand il travaille avec des couleurs primaires ou impures, avec des aplats ou de la matière, quand il défait des objets, arrache des images, utilise la fumée, il veut voir ce qui arrive : le désastre, l’ébranlement et la liberté qui se dégagent de ces opérations de transferts qu’il inflige à son œuvre.

Certains tableaux renvoient à l’énigme troublante des toiles d’Andy Warhol. On a le sentiment de quelque chose qu’on reconnaît
 et pourtant qu’on ne voit pas. Il y a la couleur arbitraire, ce jaune,
ce violet. Mais aussi la sensation que le tableau contient une image qui s’est effacée, une proposition qui n’est pas claire, un repentir.

On pense aussi à cet artiste que décrit Samuel Beckett, qui préfère l’expression « qu’il n’y a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun pouvoir d’exprimer, aucun désir d’exprimer et, tout à la fois, l’obligation d’exprimer »[3].

Peindre! Il y a comme une brusque impatience. Que le climat 
de guerre totale et de déclin des pensées révolutionnaires ait quelque chose à voir avec cette urgence, c’est possible, mais il n’en existe aucune preuve. Le prototype n’est pas le jeune artiste, mais l’artiste né une deuxième fois.

Parfois, David Hominal pense ne pas être de son temps et que pour lui, les mots« classiques », « modernité », « avant-gardisme » ne trouvent aucune nécessité.

S’il y a bien une inactualité dans cette œuvre, elle n’a d’égale que son indifférence pour toute forme de cynisme et de rhétorique. Il ne s’agit pas ici de mise à distance ni de mise en abîme mais d’une bataille que le peintre livre pied à pied avec une activité qui ne se soumet pas immédiatement. Une guerre qui nécessite une stratégie (tourner autour de la peinture par tous les autres moyens, la photographie, la vidéo, l’installation, la danse, la sculpture, le dessin, le texte, la musique).
 Puis revenir à la peinture, relation qui ne va pas de soi, tyrannique et fatigante, avec cette peur d’y entrer trop définitivement, au risque de la « croûte », d’approcher tout ce que la peinture contient en puissance
de lourdeur, d’affectation, de mauvais goût. Il y a, dans ce souci d’envisager un art à l’aune de sa dégénérescence, une gravité qui peut se transformer en légèreté. Comme s’il était nécessaire d’en passer par cette fatalité annoncée pour se débarrasser des pesanteurs inhérentes à l’acte de peindre et de créer.

Pour lui et ceux qui l’accompagnent dans cette aventure aussi belle que dégueulasse, il n’y aura pas d’âge d’or, ni de Grand Soir, mais un trou dans lequel on peut bien s’autoriser tous les accès, y compris ceux de la régression. Les peintures d’ananas ou de tournesols constituent le corpus de cette entreprise de régression considérée comme l’un des beaux-arts. Où se lit le plaisir de peindre en pure perte et, du même coup, une insolence radicale, qui ne souffre aucun alibi si ce n’est celui de la répétition.
––Stéphanie Moisdon

[1] Plutarque, De gloria Atheniensium, édition critique et commentée par Jean-Claude Thiolier, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris 1985, p. 40-41, 347a.

[2] Notes de Marcel Broodthaers, non datées, reproduites in Marcel Broodthaers, cat. exp., Tate Gallery, Londres 1980, 
p. 31.

[3] Dialogue à propos de Pierre Tal Coat. In Samuel Beckett, Trois dialogues, Les Éditions de Minuit, Paris 1998, p. 14 [édition originale : Paris, décembre 1949]. Traduction française d’Édith Fournier (1996).

Publié in Laurence Schmidlin (éd.), David Hominal, JRP|Ringier, Zurich 2016, p. 15-17.
À l'occasion de l'exposition de l'artiste au Musée Jenisch Vevey, Vevey, 4 mars-15 mai 2016.
© JRP|Ringier, Zurich