Rirkrit Tiravanija
Untitled 1996 (One Revolution Per Minute)

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Le Consortium
Curated by Eric Troncy
Rirkrit Tiravanija, « Untitled 1996 (one revolution per minute) », Le Consortium, 16 rue Quentin, 1996.
Rirkrit Tiravanija, « Untitled 1996 (one revolution per minute) », Le Consortium, 16 rue Quentin, 1996.
Rirkrit Tiravanija, « Untitled 1996 (one revolution per minute) », Le Consortium, 16 rue Quentin, 1996.
Rirkrit Tiravanija, « Untitled 1996 (one revolution per minute) », Le Consortium, 16 rue Quentin, 1996.
Rirkrit Tiravanija, « Untitled 1996 (one revolution per minute) », Le Consortium, 16 rue Quentin, 1996.
Rirkrit Tiravanija, « Untitled 1996 (one revolution per minute) », Le Consortium, 16 rue Quentin, 1996.
Rirkrit Tiravanija, « Untitled 1996 (one revolution per minute) », Le Consortium, 16 rue Quentin, 1996.

 

En soi, inviter Rirkrit Tiravanija, artiste thaïlandais vivant à New York, né en 1961 à Buenos Aires, Argentine, ne relève pas de la plus grande originalité. En France pourtant, son travail n’a curieusement été rendu visible que par le biais de quelques rares expositions de groupe, à la suite de sa présence notamment aux Aperto de la Biennale de Venise en 1993 où les professionnels de l’art, pour aussi blasés qu’ils soient, avaient quand même été surpris par cet appareillage en forme de pirogue métallique supportant deux grands « fait-tout » en aluminium dans lesquels l’artiste préparait des soupes chinoises qu’il offrait aux visiteurs. A l’étranger pourtant, De Appel à Amsterdam, la Kunsthalle de Bâle, la galerie 303 à New York ou la galerie Neugerriemenschneider à Berlin, et prochainement le Kunstverein de Cologne et un musée à Tokyo lui ont consacré (ou vont le faire) des expositions personnelles. Si l’on conçoit bien la présence de Rirkrit Tiravanija (présence souvent par erreur motivée d’exotisme) dans les expositions de groupe, rarement on se risque à l’inviter pour une exposition personnelle. Ce qui conduit à penser que son oeuvre serait une sorte d’ingrédient à verser dans le moule du group show, une épice, une présence devenue obligatoire, porteuse peut-être d’un élément qui fait défaut aux autres oeuvres et relève le plat.

L’exposition du Consortium montre qu’il n’en est rien et permet au contraire d’appréhender l’amplitude de cette oeuvre dont elle exprime avec une relative justesse les facettes majeures. Elle est intitulée Untitled, 1996, (one revolution per minute), selon un principe utilisé souvent par Felix Gonzalez-Torrès entre autres, qui consiste à ne pas titrer l’oeuvre mais à la dater et à la désigner finalement par une phrase entre parenthèses, comme une pudeur, une excuse. Une révolution par minute, allusion à la rotation d’une planète hypothétique qui tournerait très vite, à une agitation, un mouvement centripète, qui se matérialise dans les salles d’exposition par une profusion extraordinaire d’oeuvres qu’une sorte de rotation a absolument désorganisé, expulsé, réparti – avec un sens remarquable de la construction de l’espace. Sur l’utilisation du mot « révolution » on peut aussi s’interroger, et trouver un premier élément de réponse dans cette très grande toile de Niele Toroni accrochée derrière un bar, ou l’utilisation étonnante d’une oeuvre de Mate McCaslin avec ampoules et ventilateurs comme système d’éclairage d’un studio de répétition pour guitares électriques, construit juste en face d’une oeuvre de Dan Graham.

L’exposition se construit autour de trois axes, trois types d’intervention qui structurent l’intention générale sans pour autant la contraindre. Le premier d’entre eux et aussi sans doute le plus inhabituel, est l’utilisation (mais pas la mise en scène) de la collection du Consortium. Le second est la présentation d’oeuvres anciennes, toutes basées sur un système d’échange avec le visiteur (le mot « spectateur » étant, dans le cas de la pratique de Rirkrit Tiravanija, particulièrement inapproprié), le troisième, enfin, repose sur la présence de musique jouée live dans l’exposition. La réunion de ces trois types d’intervention conduisant au projet global de l’artiste, et dans lequel on repère entre autres intentions celle de rassembler (de « condenser », pour évoquer la vapeur qui s’échappe des bouilloires à thé) en un même lieu, lui-même sociologiquement codé, des activités dont la pratique d’ordinaire n’est pas conçue simultanément par les structures qui les portent.

1/ L’utilisation de la collection Le Consortium, centre d’art créé en 1983 après déjà une dizaine d’années d’existence militante, possède aujourd’hui cette caractéristique, qui le fait ne pas ressembler aux autres centres d’art, de disposer d’une collection constituée au fil des ans en toute complicité avec les artistes exposés. Le centre a également une politique d’édition affirmée. La mémoire du lieu a souvent joué un rôle déterminant dans le travail de Rirkrit Tiravanija, de même que les oeuvres qui y sont compresse.

Une lithographie de Andy Warhol, Campbell Soup, avait été ainsi utilisée dans l’installation réalisée pour l’exposition Surface de Réparations au Frac de Bourgogne en 1994, et l’ensemble des oeuvres stockées dans la réserve de la galerie 303 à New York avait été déplacé (bien que celles-ci n’aient pas été déballées) dans les salles d’exposition.

Tiravanija projette par ailleurs souvent des films d’auteurs dans ses expositions : Tous les Autres s’appellent Ali de Fassbinder, dans l’exposition du Consortium, ou une vidéo de Andy Warhol dans la grande oeuvre présentée au Whitney Museum à New York. Utiliser la collection ou recontextualiser un film relève pour lui de la même procédure : recharger les oeuvres d’art qui perdent leur énergie dans les réserves et dans les collections, à l’instar des piles laissées trop longtemps dans un appareil sans qu’il soit utilisé. Elles sont à la fois un portrait du lieu, une trace, une mémoire, une identification. Tiravanija ne choisit pas que les oeuvres qui flattent son goût personnel (certaines ont été choisies sans connaître les artistes : c’est le cas de l’oeuvre de IFP), mais pour des raisons de typologie (au Consortium, la grande salle devait être habitée par des surfaces de couleur), ou encore un élément dans le titre, un mot, une astuce. En l’occurrence, pour l’exposition qui nous occupe : le Project of Museum for Gordon Matta-Clark (1983) de Dan Graham, cinq Perfect Vehicles (1989) de Allan McCollum, Sans Titre : une projection de Michel Verjux (1991), Painting in Six Parts (1985) de David Diao, Empreintes de pinceau n° 50 (1990) de Niele Toroni, Grande Surface (IFP III) (1987) de IFP, Sans Titre (1983) de Olivier Mosset, un élément seulement d’une oeuvre de Louise Lawler réalisée lors de son exposition au Consortium et intitulée Le Coin du Miroir, Le Consortium, Vacuum Cleaner (1988), un Cushion Corner with Mirrors (1990) de Ken Lum, trois Date Paintings de On Kawara (3, 4 et 5 nov. 1990), une chaise Thonet, et une série de cartes postales de Michael Asher, réalisée elle aussi lors de son exposition au Consortium, en 1991.

L’entrée de l’exposition se fait par une salle entièrement peinte en orange vif, sorte de sas à l’exposition, dont la couleur renvoie aux robes des moines bouddhiste (il ne faut pas oublier les origines thaï de l’artiste), hypothèse ébranlée par la déclaration de ce dernier qui affirme également que c’est la couleur de Mac Donald, et qu’elle est connue pour ouvrir l’appétit. Dans un recoin est exposée une photographie de Louise Lawler (Tiravanija déjoue le procédé de Lawler en n’utilisant qu’une seule des trois images identiques, et accroche le fragment d’oeuvre sur un mur peint, procédé qu’elle-même a employé ailleurs et souvent).

Les cartes postales réalisées par Michael Asher montrent les systèmes de chauffage des principaux monuments touristiques de Dijon (églises, musées…), curieusement ils sont constitués de chaudières rouge ou orange. Ils sont ici juste posés sur le radiateur du Consortium (lui aussi système de chauffage), devant le mur orange de cette salle d’accès, comme on poserait une carte postale récemment reçue.

Dans la grande salle qui lui succède, les oeuvres de Rirkrit sont exposées au milieu des peintures de Toroni, IFP, Mosset, tandis que la salle attenante à laquelle on accède par quelques marches d’escalier, fermée par le déploiement de cinq Perfect Vehicles de McCollum dégradés du rouge à l’orange, présente une peinture de David Diao composée de douze éléments qu’effleure le grand cercle lumineux d’une oeuvre de Michel Verjux.

L’organisation des oeuvres de la collection dans l’espace est inhabituelle (tableaux bloqués contre un mur, entassés un peu sur la surface, montrés parfois partiellement (Lawler) ou de façon non conventionnelle (McCollum, Verjux)). Elle induit un doute sur la légitimité de l’usage qui en est proposé, doute renforcé par la présence de quatre oeuvres de Rirkrit Tiravanija qui permettent respectivement de préparer du thé, du café turc, des soupes chinoises aux crêpes, ou invitent tout simplement à la consommation de Coca-Cola et de bière.

2/ Quatre oeuvres anciennes de Rirkrit Tiravanija. Ici encore, l’habitude pour l’artiste est plutôt de créer une oeuvre nouvelle pour chaque exposition. La frontière entre oeuvre et exposition en vacille un peu (c’est un trait commun à plusieurs artistes de cette génération), fait qu’on repère dans la volonté évoquée plus haut de titrer chaque exposition à la manière d’une oeuvre.

La seconde oeuvre, intitulée Untitled, 1993 (Cure), prêtée par Michael Neff, est constituée d’une tente suspendue, carrée, de grande taille, d’un tissu orange qui rappelle la couleur de la première salle. Elle contient tout le matériel nécessaire à la préparation du thé : théières, plaques électriques chauffantes, bouilloires, différentes sortes de thé, tables, chaises, étagères, poubelle pour le thé infusé et bassine pour le liquide non consommé. L’ensemble forme un espace autonome, l’ouverture est habilement située en face d’un mur, ce qui garde l’intimité de l’espace qui n’est pas orienté vers le reste de l’exposition.

Les deux dernières oeuvres, prêtées par la galerie Neugerriemenschneider à Berlin, sont respectivement Untitled, 1994 (Angst Essen Seele Auf) : un grand bar en bois où l’on sert du Coca-Cola et de la bière. A l’extrémité du comptoir, un moniteur diffuse Tous les autres s’appellent Ali, film de Fassbinder, dont le titre original en allemand donne son titre à la pièce (derrière le bar est accrochée une oeuvre de Toroni, une peinture murale de IFP est située à sa gauche, suggérant avec humour que les trois strapontins qui la composent peuvent être utilisés comme tabourets du bar).

Et enfin Untitled, 1993 (Flädlesuppe) composée d’une grande table (Biertable) et de deux bancs, encerclés par une rampe d’étagères métalliques qui supportent des plaques de cuisson électrique, et tout le matériel nécessaire à la réalisation de soupes chinoises aux fragments de crêpes, préparées par Rirkrit Tirvanija le premier jour, faites ensuite au cours de l’exposition. Toutes les oeuvres de Rirkrit Tiravanija sont décrites dans les catalogues ou sur les certificats afférents par l’énoncé des éléments qui les composent, suivi de l’indication « Lots of People », signalent ainsi que le visiteur est un élément indispensable de l’oeuvre.

La réunion de ces quatre oeuvres dans la première grande salle du Consortium, comme comprimées, imbriquées les unes dans les autres, (« smashed » pour reprendre les termes de l’artiste), forme un dispositif étrange, basé sur la fonction d’échange, et l’absorption (événement métaphorique de la communication).

3/ Musique jouée dans l’exposition La troisième grande salle fait se confronter, face à face, le Project of Museum for Gordon Matta-Clark de Dan Graham (collection Consortium), avec la sixième version du Rehearsal Studio de Rirkrit Tiravanija. Réplique à l’échelle un du studio de répétition situé à New York au coin de la rue où habite Rirkrit, et où il joue, cette salle en forme de « L », réalisée en bois, environ 25 m2, est habitée par un ensemble de guitares électriques et d’amplis, à la disposition d’éventuels musiciens.

« Quel genre de musique dois-je jouer? » a demandé à Rirkrit Jason le jour du vernissage (Jason : Tee-shirt « Tribal », pantacourt frangé, casquette sur crâne rasé, ayant laissé son skate-board sur le comptoir de l’entrée, qui énumérait un nombre phénoménal de genres musicaux et connaissait très normalement tous les labels les plus obscurs du fin fond de la Californie). « Joue fort », lui avait répondu Rirkrit. Ce que Jason avait fait.

Au mur du studio, une oeuvre de Matthew McCaslin, avec ventilateurs et lumière électrique, fonctionnait. Les ventilateurs de l’oeuvre répondaient, amusés, aux ventilateurs insérés dans le plafond du studio. Le geste de Rirkrit Tiravanija, dans cette occurrence, est encore très significatif de son rapport aux oeuvres : à la fois citation amicale (les deux artistes s’apprécient), et aussi purement technique : il fallait de la lumière dans le studio. Il faut noter qu’une septième version de ce studio sera prochainement présentée dans un musée au Japon, entièrement réalisée en verre et insonorisée. Les visiteurs pourront écouter la musique jouée (pour l’occasion : musique techno électronique) par le biais de casques à infrarouge dans l’ensemble du musée et, détail important dans le contexte de cette oeuvre, aussi par tous le personnel du musée. La destination de l’oeuvre prend en effet dans ce travail toute son importance.

L’oeuvre présentée au Frac de Bourgogne dans le cadre de l’exposition Surface de Réparations en 1994, était un espace de repos (avec un baby-foot, des fauteuils, un réfrigérateur rempli de boissons et une litho de Warhol) destiné aux personnels du Frac et aux artistes, quinze jours avant le vernissage. Il était ensuite livré à l’usage du visiteur. Pour son exposition au Consortium, Tiravanija avait, le midi précédent le vernissage, cuisiné dans l’espace d’exposition un repas thaï pour les assistants, les stagiaires, le personnel et les techniciens du Consortium qui avaient contribué à la réalisation de l’exposition.

Paradoxalement, le vernissage qui se tenait le 21 juin, jour de la Fête de la musique, était un peu parasité par celle-ci. Aussi inhabituelle que soit la situation énoncée plus haut (un centre d’art où des types jouent de la musique, entourés d’oeuvres d’art, et où l’on sert des soupes et du thé au visiteur, dans les odeurs d’épices chinoises), elle devenait curieusement normale : elle se produisait, de fait, partout dans les rues de Dijon, et jusque devant la porte du centre d’art, sur la place du marché couvert. Cette simultanéité d’activités pas si hétéroclites qu’il pouvait y paraître au premier regard, était banalisée par l’activité du corps social à ses frontières.

D’autres salles encore, dont une sur les murs de laquelle trois Date paintings de On Kawara étaient accrochées, formant un espace de méditation une fois encore, suggérant l’immobilité et à la fois la fuite du temps, pensées qu’encourageait la présence d’une chaise Thonet en bois, bizarrement située au coeur de l’espace.

Dans toute l’exposition, pas d’éclairage artificiel général, juste la lumière du jour, qui décroît. Au quatrième mur de cette salle, une phrase « Loup, es-tu là ? », extraite d’un entretien ancien avec Marcel Broodthaers, que Rirkrit raconte sur les bandes de walkmans posés dans la salle suivante, sur un grand lit en bois orange recouvert de nattes de paille. Dans un coin, l’oeuvre de Ken Lum composée d’un coin de miroir rempli de coussins, est partiellement réquisitionnée par Rirkrit qui a disposé quelques-uns de ces derniers sur son grand lit de bois. La pièce est dans l’obscurité, invitant au repos, les visiteurs s’y allongent, écoutent. Le lit orange est par ailleurs souvent employé par l’artiste, ainsi par exemple dans l’exposition Moral Maze déjà montrée au Consortium, une oeuvre était composée d’un matelas au sol recouvert d’un tissu orange, dans le traversin duquel était logé un hypothétique téléphone, qui permettait d’appeler allongé.

On aimerait, au sujet de Tiravanija et de son oeuvre, parler de communication, si toutefois l’on pouvait redonner à ce mot un sens dégagé de ce que l’univers publicitaire y a insufflé. Communication serait alors entendue dans le sens d’un échange, non pas d’un message asséné mais d’une pensée en forme de flux, qui ondule, oscille, transite, traverse. En effet, comment mieux caractériser cette attitude de mise en place de dispositifs produisant des situations basées sur l’échange qu’en employant le vocable « esthétique relationnelle », précédemment théorisé ici ? Plus que tout autre sans doute, Tiravanija a su développer aussi autour de ce projet relationnel un vocabulaire spécifique qui capitalise également sur les acquis de l’art conceptuel et re-situe l’usage de l’oeuvre d’art dans un contexte dédramatisé, désacralisé. On ne peut être, à mon sens, que purement et simplement saisi par l’intelligence des procédés mis en oeuvre, la précision des associations, l’empilement discret et la justesse des références, aussi par un goût stupéfiant au simple plan visuel, une brillante occupation de l’espace (probablement l’une des plus réussies dans cet espace depuis fort longtemps), l’aménagement de situations contradictoires et complémentaires, la gestion serrée de préoccupations d’ordre social qui ne verse jamais dans l’écueil d’une insupportable démagogie sociologique, l’affirmation de prises de positions théoriques fortes relatives à la fonction de l’oeuvre et à son usage public, la remise en question des modalités de fonctionnement des espaces dévolus à la présentation de l’art et – et ce n’est pas une mince affaire -une stratégie décomplexée et inventive pour former le regard et le comportement du public à l’évaluation libre et simple d’une proposition artistique.

 

Eric Troncy, Rirkrit Tiravanija : « Untitled, 1996 (one revolution per minute) » in Documents sur l’art, n°10